XVI
L’ESCADRE

Le vaisseau de Sa Majesté britannique Prince Noir sembla hésiter un peu avant d’enfourner son énorme coque de dix-huit cents tonnes dans un creux.

Installé à l’arrière dans sa spacieuse chambre de jour, Bolitho, qui venait de terminer son premier café, leva les yeux. Il était surpris de l’aisance avec laquelle le gros second-rang soulageait, même par grosse mer.

Il était huit heures, il entendait vaguement des bruits étouffés sur la dunette, ceux de l’équipe du premier quart du matin qui effectuaient la relève. Contrairement à ce que l’on pouvait éprouver à bord de l’Hypérion ou de la plupart des deux-ponts, le Prince Noir offrait une certaine intimité. Les appartements de Bolitho, qui disposaient de leur propre descente, étaient coincés entre le carré, sous ses pieds, et le domaine de Keen, juste au-dessus.

Il se mit à frissonner et jeta un coup d’œil par les fenêtres de poupe dont les carreaux étaient constellés de traces de sel, semblables aux dessins qu’aurait pu produire un artiste un peu fou. La chambre de jour était joliment peinte et les cloisons s’agrémentaient de boiseries finement travaillées. Le banc de poupe et les fauteuils étaient garnis d’un beau cuir vert. C’est ce que Catherine aurait choisi, songea-t-il. Mais à présent, tout était couvert de taches d’humidité et il imaginait sans peine dans quel inconfort vivait l’équipage de huit cents hommes, dont une centaine de fusiliers. Dans le temps, il avait été capitaine de pavillon à bord d’un gros premier-rang, l’Euryale, rebaptisé ainsi après avoir été pris aux Français. C’était douze ans plus tôt. Une époque terrible, l’Angleterre était menacée jusque devant ses côtes, la Flotte s’était mutinée dans le nord et à Spithead. S’il était une occasion que Napoléon avait laissé passer, c’était bien celle-là. Les Anglais pouvaient le remercier cent fois d’être un terrien et non un marin.

Allday entra et resta là, impassible.

— Nous sommes le 1er février, sir Richard – la chose ne semblait guère l’enthousiasmer : Il y a de la glace sur le pont.

— Comment cela se passe-t-il, là-haut, Allday ?

Mes yeux et mes oreilles.

Allday haussa ses larges épaules et fit la grimace. Avec ce froid, il sentait davantage sa blessure.

— Comment ça se passe ? Tous les gars sont cul par-dessus tête avec ce nouveau bâtiment.

Il parcourut la chambre des yeux, ne montrant ni satisfaction ni déplaisir.

— On trouve rien quand on en a besoin, rien à voir avec l’Hypérion – un éclair fugitif passa dans ses yeux et il ajouta : Je m’en vais vous dire une bonne chose, sir Richard, il est bon marcheur pour un vaisseau de cette taille. Quelques mois d’exercice et vous verrez ce que le commandant Keen arrivera à en faire.

Bolitho comprenait parfaitement ce qu’il voulait dire. C’était toujours la même chose, à bord d’un bâtiment qui prenait armement. On devait tout reprendre depuis le début. Le Prince Noir n’avait rien d’une frégate. Avec son énorme coque, ses trois ponts qui portaient quatre-vingt-dix canons, il fallait le tenir bien en main.

— Je viens d’entendre des ordres au sifflet.

Bolitho vit Ozzard s’arrêter près de la cave à vins et du seau qu’il avait retrouvés à bord lorsqu’il avait hissé sa marque à l’avant. Catherine ne lui en avait pas soufflé mot. C’était son cadeau, pour remplacer celui qui reposait au fond de l’eau à bord de son ancien vaisseau amiral. Elle les avait choisis avec grand soin : la cave en bois d’ébène était magnifiquement travaillée et la partie haute était ornée aux armes des Bolitho.

Ozzard essuya soigneusement quelques traces d’humidité puis hocha la tête, l’air approbateur. Il n’avait pas besoin de mots pour exprimer ce qu’il pensait.

Allday se tourna vers lui, l’air las.

— Le sifflet, on rappelle l’équipage pour assister à une séance de punition, sir Richard.

Bolitho le regardait droit dans les yeux. Keen avait horreur de ce genre de choses, même lorsqu’il était impossible d’y échapper. Bolitho avait connu trop de commandants qui commençaient par faire donner le fouet avant de chercher des explications – lorsqu’il était trop tard.

Ils entendirent des bruits de voix de l’autre côté de la portière de toile, le fusilier de faction fit claquer la crosse de son mousquet. Keen venait comme à l’accoutumée faire son rapport du matin après avoir consulté le journal de bord, assisté à la relève de quart, puis discuté avec son second du programme de la journée.

Il entra dans la chambre et annonça :

— Bonne brise de noroît, sir Richard – puis, après avoir salué Allday d’un signe de tête : Mais les ponts sont secs, il se comporte bien.

Il avait l’air fatigué et portait des cernes sous les yeux.

— Je pense que nous établirons le contact avec l’escadre avant midi, si le vent se maintient comme cela.

Bolitho nota qu’Ozzard et Allday s’étaient discrètement éclipsés.

— Asseyez-vous, Val. Quelque chose qui ne va pas ? Il essaya de sourire : encore que, dans la vie de marin, y a-t-il un jour sans quelque chose qui n’aille pas ?

Keen regardait vaguement à travers les carreaux constellés d’embruns.

— J’ai dans mon équipage plusieurs têtes qui ne me sont pas inconnues – il lui jeta un bref coup d’œil : Je préfère vous prévenir avant que vous les croisiez.

Bolitho contemplait les vagues qui brisaient en silence derrière les vitres épaisses, la mer était si sombre qu’elle en paraissait presque noire. On retrouvait toujours des têtes plus ou moins familières, c’était la marine qui voulait cela. Famille ou prison, c’était selon. Et, avec les visages, les souvenirs remontaient à la surface. Il ne pouvait en être autrement.

— Je vous remercie d’avoir pensé à me le dire, Val. J’ai délibérément évité de vous déranger depuis que je suis monté à bord.

Il aperçut une énorme lame qui déferlait sur l’arrière, puis sentit le choc sur la tête de safran, un pont plus bas. Cela faisait déjà quatre jours qu’ils étaient en mer. S’il n’y avait eu cet intermède avec Catherine, il aurait eu le sentiment de ne jamais avoir débarqué. Il reprit :

— Comment mon neveu se comporte-t-il ? Avec son expérience de la Compagnie des Indes, il devrait bientôt être mûr pour son examen d’enseigne, non ?

Keen se renfrogna.

— Je vais vous dire franchement ce que j’en pense, sir Richard. Je crois que je vous connais trop bien pour pouvoir faire autrement.

— Je n’attends rien de vous que la plus grande franchise, Val. En dépit des obligations de votre charge, nous restons des amis et rien n’y pourra rien changer.

Il s’interrompit en voyant que Keen manifestait un certain malaise.

— Et en outre, c’est vous qui commandez, pas moi.

— J’ai été obligé d’infliger une nouvelle punition, reprit Keen. Un marin du nom de Fittock. Il paraît qu’il se serait montré insolent envers monsieur l’aspirant Vincent. Le lieutenant de vaisseau de sa division est peut-être trop jeune, en termes d’expérience si ce n’est d’années, si bien que peut-être…

— Si bien que, peut-être, Val, il a jugé plus simple de s’en remettre au témoignage de Vincent. Le neveu du vice-amiral est susceptible de vous créer des ennuis.

Keen haussa les épaules.

— Ce n’est pas facile. Un gros vaisseau, une forte proportion de terriens, plus forte que je n’aurais souhaité, une espèce de mollesse au sein de l’équipage… toute faiblesse risque d’être exploitée.

— En d’autres termes, c’est Vincent qui a provoqué ce matelot ?

— Je le pense. Fittock est un garçon compétent. S’en prendre à quelqu’un dans son genre devant des éléphants qui embarquent pour la première fois est complètement stupide.

Bolitho songeait au commandant de l’Hypérion, le prédécesseur de Keen. Devenu fou, il avait tiré sur son second. Il songeait aussi à ce commodore malade, épuisé, Arthur Warren, au cap de Bonne-Espérance ; à Varian, ce misérable qui attendait de passer en conseil de guerre. Celui-là risquait fort de terminer avec son sabre pointé sur lui en travers de la table et de se faire condamner à mort. Tous des commandants, mais si différents.

— C’est peut-être l’inexpérience, suggéra-t-il, ou en encore le besoin de se faire remarquer.

— Mais vous ne le pensez pas vraiment, répondit doucement Keen.

— Oui, cela me paraît peu probable. Cela dit, dans tous les cas, nous ne pouvons plus y faire grand-chose. Si je sermonne Vincent – il vit Keen esquisser un geste de protestation et ajouta : C’est vous le commandant et, si j’y mets mon grain de sel, on y verra une preuve d’intrusion, peut-être même un manque de confiance de ma part à votre égard. D’un autre côté, si vous revenez sur cette punition, le résultat sera le même. Les hommes doivent bien se convaincre qu’aucun officier subalterne, Vincent ou un autre, ne vaut la peine de risquer sa peau.

Keen lâcha un soupir.

— On peut penser qu’il s’agit d’une broutille, amiral, mais l’équipage n’est pas encore soudé et ne possède pas encore cet esprit de corps qui rapproche les gens, quand le besoin s’en fait sentir.

— Eh oui, fit Bolitho avec un sourire triste. Le temps aussi nous est compté.

Keen s’apprêta à se retirer.

— J’ai touché un mot de toute cette affaire à Mr. Cazalet. Il est vraiment devenu mon bras droit – et avec un sourire un peu piteux : Mais il faut s’attendre à ce qu’on lui donne bientôt un commandement.

— Un instant, Val. Je voulais vous dire que Catherine a l’intention de prendre contact avec Zénoria. Elles sont très proches, elles ont enduré les mêmes souffrances. Alors, haut les cœurs… Regardez, qui aurait cru que je retrouverais un jour Catherine ?

Keen restait silencieux, les yeux perdus dans le vague. Il se rappelait ce que lui avait dit Catherine, sa chaleur quand elle lui parlait de Zénoria était perceptible jusque dans ses mots. Il finit par répondre :

— Comptez-vous faire visite au contre-amiral Herrick avant que le Benbow quitte son poste ? – et voyant que Bolitho ne répondait pas immédiatement, il ajouta : Je sais bien qu’il règne une certaine amertume entre nous, mais… pas un homme ne mérite d’apprendre la mort de sa femme de cette manière. Il hésita un peu : Je vous demande pardon, sir Richard, j’aurais dû réfléchir et je me suis montré indiscret.

Bolitho posa la main sur sa manche.

— L’indiscrétion est une chose qui ne m’est pas étrangère non plus – et redevenant grave : Mais bon, oui, j’espère le voir quand nous le retrouverons avec l’escadre.

Quelqu’un frappa à la portière de toile et le fusilier de faction aboya :

— Aspirant de quart, amiral !

Bolitho fit la moue.

— Mon Dieu, on dirait que nous sommes à dix lieues de ce gaillard !

Ozzard qui était entré dans l’autre chambre, alla ouvrir la porte à l’aspirant.

— Encore quelqu’un dont vous avez changé la vie, sir Richard, j’imagine ? lui dit doucement Keen.

Bolitho s’était tourné vers l’aspirant assez pâlot qui venait d’arriver, ses yeux s’étaient mis à briller de le retrouver.

— Je suis bien content de vous revoir, monsieur Segrave.

Il avait l’air plus vieux que ce jour où il avait aidé le lieutenant de vaisseau Tyacke, cet officier si cruellement défiguré, à manœuvrer son Albacore en flammes au milieu des bâtiments mouillés devant le cap de Bonne-Espérance.

— Je… je vous ai écrit, sir Richard, pour vous remercier de votre appui. L’amiral, mon oncle, était rempli d’admiration !

Il y avait dans ces derniers mots comme un sous-entendu : pour une fois.

Segrave se tourna vers Keen.

— Mr. Cazalet vous présente ses respects, commandant. La vigie vient d’annoncer une voile dans le nordet.

— Mes compliments au second. Je monte.

Quand la porte fut refermée, Keen ajouta :

— J’ai entendu parler de ce gamin et du traitement qu’on lui a infligé pendant un embarquement précédent. Votre Mr. Tyacke est devenu pour lui un véritable héros.

Il sourit à cette évocation, on le sentait un peu ragaillardi.

— Enfin, juste après vous, sir Richard !

Cela faisait plaisir de le voir retrouver son sourire. Peut-être la belle Zénoria venait-elle le tourmenter dans ses rêves, comme cela était arrivé et arriverait encore à Bolitho avec Catherine s’ils restaient trop longtemps séparés.

— Le lieutenant de vaisseau Tyacke est un homme remarquable. Lorsqu’on le rencontre pour la première fois, on est pris de pitié. Plus tard, on ressent une immense admiration, on prend comme un honneur de le connaître.

Ils montèrent ensemble sur le pont et traversèrent l’énorme dunette. A leur approche, les hommes de quart et les marins qui travaillaient là adoptaient immédiatement une attitude rigide et assez typique, comme s’ils faisaient un spectacle de mimes.

Bolitho leva les yeux vers le ciel sombre sur lequel se détachaient en noir les mâts élancés et le gréement. Sous huniers et voiles basses, le Prince Noir gîtait à peine, la voilure faseyait doucement dans la brise humide.

— Ohé du pont ! A côté du Truculent, on avait l’impression que cette voix venait des lointains : Frégate, commandant !

Keen remonta son col pour se protéger du vent qui lui picotait la peau.

— Ce n’est donc pas une grenouille : elle aurait déjà viré de bord pour prendre la fuite !

Bolitho se retenait de toucher son œil gauche. Tout le monde le regardait, quelques-uns de ceux qui étaient là l’apercevaient pour la première fois. Un vaisseau tout neuf, un vice-amiral fort célèbre, il était facile de perdre leur confiance avant même de l’avoir gagnée.

Un aspirant de haute taille, le cheveu noir, dont l’attitude distante avec les autres jeunes messieurs n’était que trop visible, même sur cette dunette surpeuplée, ordonna :

— En haut, monsieur Gough. Prenez une lunette, et vivement !

Un aspirant minuscule courut vers les enfléchures et disparut bientôt dans l’entremêlement des manœuvres. Bolitho souriait intérieurement : ce grand gaillard répondait au nom de Bosanquet, il était le plus ancien du poste des aspirants. On l’imaginait sans trop de peine enseigne puis commandant.

— Ohé du pont !

Quelques marins échangèrent des coups d’œil amusés en entendant la voix aiguë de l’aspirant qui avait atteint les croisillons.

— Il montre son indicatif !

Cazalet, le second, homme d’aspect assez rude aux sourcils noirs et broussailleux, leva son porte-voix :

— Alors, monsieur Gough, nous sommes impatients de vous entendre !

Le jeune garçon se remit à crier, mais, à cette distance, on l’entendait à peine :

— Cinq-quatre-six, monsieur !

Bosanquet avait déjà ouvert le livre des signaux.

— C’est La Fringante, monsieur, capitaine de vaisseau Varian !

Jenour s’était approché de lui comme un fantôme.

— Il faudra que vous modifiiez le nom du commandant – et, jetant un regard à Bolitho : Il n’exerce plus son commandement.

— Répondez je vous prie, ordonna Keen.

Bolitho s’était détourné. Certains des spectateurs le considéraient sans doute comme celui qui avait massacré Varian et le jugeaient en conséquence.

Il aperçut le maître bosco dont le nom était déjà gravé dans sa tête, Ben Gilpin. Avec quelques aides, il était occupé à gréer un caillebotis du bord sous le vent. Ils étaient prêts pour le rituel de la punition. La chose devait sembler bien pire encore à ceux qui n’avaient jamais servi à bord d’un vaisseau du roi. Et pour beaucoup d’entre eux, cela ne servirait qu’à les remonter davantage.

Bolitho se raidit en voyant le fils de Félicité qui se tenait non loin et observait le spectacle avec une grande attention. Il effleura son œil malade et ne vit pas le regard que lui jetait Jenour. Non, il ne voyait que Vincent. Si jeune encore et pourtant, cette expression cruelle…

Keen ordonna :

— Changez la route, monsieur Cazalet, serrez mieux de deux quarts, nous allons attendre que La Fringante tombe sur nous !

Plongé dans ses réflexions, Jenour s’était écarté pour laisser travailler les hommes qui s’activaient aux bras afin de réorienter les immenses vergues. Beaucoup de membres de sa famille étaient dans la médecine et, avant de rejoindre son embarquement, il avait mentionné à l’un de ses oncles le nom de ce médecin étranger, Rudolf Braks.

Cet oncle, homme fort posé et praticien respecté, avait immédiatement réagi.

— Naturellement… c’est lui qui a traité Lord Nelson, il s’occupe également du roi dont la vue baisse. Si lui ne peut rien faire pour ton amiral, personne n’y parviendra.

Il retournait encore ces mots dans sa tête, comme un secret dont il se sentait vaguement coupable.

Il entendit le second qui demandait :

— Dois-je faire rassembler l’équipage à l’arrière pour la séance de punition, commandant ?

Keen lui répondit du même ton :

— Allons-y, monsieur Cazalet, mais je veux obtenir de mes hommes de la loyauté, pas de la peur !

Bolitho gagna l’arrière, conscient de la présence d’Allday sur ses talons. Il avait décelé une amertume inaccoutumée dans la réponse de Keen. Peut-être se souvenait-il de la manière dont il avait sauvé Zénoria, sauvagement frappée à bord de ce transport de déportés ? Il l’avait sauvée, il l’avait aidée à prouver son innocence. Mais elle n’en avait pas moins reçu un coup qui lui avait zébré le dos, de l’épaule à la hanche, un coup dont elle garderait à jamais la cicatrice. Cela aussi ne contribuait-il pas à les éloigner l’un de l’autre ?

Il entra dans sa chambre et se jeta sur le banc de poupe.

Un vaisseau tout neuf. Un vaisseau sans antécédents, qui n’avait jamais vu couler le sang, qui n’avait jamais tenu son poste dans la ligne de bataille. Il serra les poings en entendant battre les tambours des fusiliers qui couvraient les coups de fouet. Il ne les entendait pas, il avait pourtant le sentiment que ces coups pleuvaient sur son dos à lui.

Il songeait à Herrick, dans quel état était-il ? Comment allait-il réagir ? Bolitho avait appris de la bouche de l’amiral Godschale que la nouvelle de la mort de Dulcie allait lui être portée par L’Anémone, la frégate d’Adam. Double erreur, regrettait-il : mieux eût valu que ce message eût été apporté par quelqu’un qu’il ne connaissait pas.

Il essaya de réfléchir : cette escadre dont il allait prendre le commandement après avoir relevé Herrick, cinq bâtiments de ligne, mais seulement deux frégates. Il n’y avait jamais assez de frégates.

Allday, s’approcha, le regard grave :

— La séance de punition est terminée, sir Richard.

Mais Bolitho l’entendait à peine, il pensait à Vincent, à la froideur de sa sœur envers Catherine. Il finit par répondre distraitement :

— Vous savez, mon vieux, il ne faut pas tendre trop souvent la main à quelqu’un. On finit par se faire mordre.

 

— Attention à la cadence !

Allday se pencha en avant, gardant une main sur la barre, comme s’il guidait un cheval dans le clapot, alors qu’il s’agissait du canot de l’amiral. Il avait beau avoir de l’expérience, ce transfert entre les deux vaisseaux se révélait délicat. Il savait garder un langage châtié en présence de son amiral, mais, plus tard, il n’aurait peut-être plus de ces délicatesses. Du coup, plus traumatisés par le regard sans pitié d’Allday que par l’importance de leur passager, les nageurs se jetèrent de tout leur poids sur le bois mort.

Bolitho se retourna pour admirer son bâtiment, c’était la première fois qu’il le voyait ainsi, dans son élément. La lumière ambiante était grise et lugubre et pourtant, même ainsi, le puissant trois-ponts resplendissait comme une glace polie. Sa coque massive, peinte en noir, les damiers des sabords faisaient des taches de couleur réjouissantes sur cette triste mer du Nord. Un peu plus loin, La Fringante virait du bord, comme vaguement honteuse, pour aller reprendre son poste.

Il se rendit compte que Jenour l’observait. Le canot bouchonnait dans une mer agitée à vous rendre malade.

Keen avait effectué exactement ce qu’il fallait, songea-t-il. Il avait sans doute fait une ronde autour de son bâtiment, avant de prendre la mer puis après l’appareillage. Il avait fait ajuster l’assiette en faisant déplacer des lests ou en réorganisant l’agencement des vivres de réserve dans les différentes soutes. Bolitho distinguait la grande figure de proue qui tendait son épée en dessous de la guibre. C’était l’une des sculptures les plus réalistes qu’il eût jamais vues, le travail du bois et la peinture étaient là plus pour impressionner que pour inspirer l’effroi. Le fils de Richard III, en tenue de guerre avec sa cote de maille, portait une cape fleurdelisée et décorée des lions d’Angleterre. Avec son heaume noir couronné, ce regard impérieux, on aurait cru un être vivant. Le sculpteur qui avait réalisé cette œuvre était l’un des plus fameux artistes de son temps, ce vieil Aaron Mallow, de Sheerness. C’était bien triste, la figure de proue du Prince Noir avait été sa dernière production, car il était mort peu de temps après le lancement du bâtiment.

Il se retourna vers le Benbow qui avait été dans le temps son navire amiral, avec Herrick pour capitaine de pavillon. Un soixante-quatorze comme l’Hypérion, mais de plus fort tonnage, car il avait été construit à une époque où il restait encore suffisamment de forêts de chênes dans le pays. A présent, les forêts du Kent, du Sussex, du Hampshire et de tout le ponant avaient été coupées à blanc, saignées par les exigences incessantes d’une guerre dont l’intensité ne diminuait pas.

Il voyait au loin les taches écarlates des fusiliers, les sombres éclats jetés par le métal dans cette lumière mourante. Il avait le cœur serré. Herrick était son plus vieil ami. Enfin, il l’avait été jusqu’à ce que… Il repensa soudain à ce que Keen lui avait dit, au sujet de cet homme qui venait de subir le fouet. Déshabillé jusqu’à la ceinture, ligoté au caillebotis par les poignets et les chevilles, il avait enduré une douzaine de coups sans le moindre murmure, il n’y avait pas eu d’autre bruit que celui de l’air violemment expiré chaque fois que les lanières de cuir frappaient.

Mais, pendant l’exécution du châtiment, on avait entendu une voix dans les rangs silencieux crier :

— On te vengera, Jimmy !

Bien évidemment, ni le caporal ni le maître d’armes n’avaient pu découvrir le coupable. D’une certaine manière, Bolitho en était soulagé, mais partageait tout de même l’inquiétude de Keen en songeant que quelqu’un avait osé manifester hautement sa révolte en présence de son commandant et de tout l’équipage.

C’est ainsi que le matelot Jim Fittock était devenu une sorte de martyr, par la faute du fils de Félicité, le jeune Miles Vincent. Bolitho serra les dents : cela ne devait plus se reproduire.

Le Benbow les dominait de toute sa taille, Allday s’impatientait de voir le brigadier faire plusieurs tentatives avant de réussir à crocher dans le porte-hauban.

Bolitho escalada la muraille couverte de taches de sel, soulagé qu’il ne fît pas plus clair. S’il avait glissé, s’il était tombé une fois encore, cela n’aurait pas aidé les gens à lui faire confiance.

Après cette traversée mouvementée au milieu des creux, la dunette semblait agréablement stable et réconfortante. Il fut donc tout surpris d’entendre subitement les battements de tambours et les airs de fifres. Un capitaine de fusiliers criait des ordres au milieu des coups de sifflet des boscos.

Il eut tout de même le temps de reconnaître quelques visages familiers, des hommes qui s’efforçaient de rester impassibles dans la solennité de l’instant. Hector Gossage, capitaine de pavillon, se tenait devant ses officiers, figé comme un roc. Il aperçut le nouvel aide de camp de Herrick, celui qui remplaçait De Broux, cet officier avec son foutu nom qui sentait son français, comme disait Herrick. Le nouveau était assez replet et sur son visage on ne lisait pas le moindre signe de vivacité ni d’intelligence.

C’est alors qu’il aperçut Herrick et cette vue lui glaça le cœur.

Herrick avait eu les cheveux noirs, parfois teintés de-ci de-là de quelques mèches grisonnantes, comme des traces de givre. Sa chevelure n’avait plus de couleur, son visage bronzé était strié de rides. Il se souvenait encore de leur brève rencontre dans l’antichambre de l’Amirauté, de ces deux capitaines de vaisseau tout surpris en entendant Bolitho interpeller Herrick, plein de hargne et de colère. On avait peine à croire qu’un homme pût ainsi changer du tout au tout en aussi peu de temps.

— Bienvenue, sir Richard, lui dit Herrick.

Il lui prit les mains et les serra vigoureusement, de cette poigne ferme que Bolitho lui avait toujours connue.

— Vous vous rappelez le commandant Gossage, naturellement ?

Bolitho acquiesça, mais sans parvenir à quitter Herrick des yeux.

— Je n’ai cessé de penser à vous, Thomas.

Herrick esquissa un petit haussement d’épaules, peut-être pour dissimuler ses vrais sentiments. Il dit d’une voix assez neutre :

— Faites rompre la garde, monsieur Gossage. Gardez votre poste sur le Prince Noir, mais faites-moi prévenir si le temps se gâte – puis, désignant l’arrière : Voulez-vous me suivre, sir Richard, nous pourrons causer.

Bolitho courba la tête pour s’engager derrière lui et l’observa plus attentivement tandis qu’ils avançaient dans la pénombre de l’entrepont. Avait-il jamais été saisi d’étonnement ? En tout cas, il n’en avait pas souvenance. Il semblait porter tout le poids de sa douleur sur ses épaules.

Arrivé dans la grand-chambre qu’il avait si souvent arpentée en s’interrogeant sur les intentions de l’ennemi, il jeta un coup d’œil circulaire, à la recherche de quelque trace de sa présence passée. Mais non, rien. Cela aurait pu être la grand-chambre de n’importe quel vaisseau de ligne.

Un domestique qu’il ne connaissait pas lui avança un siège et Herrick lui demanda, l’air de ne pas y toucher :

— Un verre, peut-être ?

Mais, sans attendre la réponse :

— Apportez-nous du cognac, Murray – puis, se tournant vers Bolitho : J’ai été avisé de votre arrivée. Je suis soulagé de savoir que le Benbow va pouvoir caréner. Nous avons manqué perdre notre safran dans la tempête… mais je crois que vous étiez alors en Angleterre. Sale temps, la mer a emporté un second maître et deux matelots, pauvres vieux. Impossible de les retrouver.

Bolitho s’obligeait à ne pas l’interrompre, Herrick tournait visiblement autour du pot. Il avait toujours été ainsi. Quant au cognac, c’était une autre paire de manches. Du vin, oui, de la bière plus probablement. Il devait boire plus que de raison depuis qu’Adam lui avait appris la nouvelle.

— J’ai eu votre lettre, reprit Herrick, c’était gentil de votre part – il fit un signe à son domestique et lui ordonna sèchement : Laissez donc tout ça, je m’en occupe !

Cela non plus ne ressemblait guère au Herrick d’antan, le défenseur du matelot comme il n’en avait jamais connu d’autre. Il remplit à ras bord les deux verres et Bolitho surprit le tremblement de sa main. Il en renversa même un peu sur la toile à damier noir et blanc qui recouvrait le pont.

— C’est du bon, une de mes patrouilles a mis la main sur un contrebandier.

Puis il se tourna pour le regarder en face. Son regard était resté aussi clair, ces mêmes yeux bleus dont Bolitho se souvenait. C’était comme s’il apercevait quelqu’un de familier dans le corps d’un autre.

— Bon sang de bois, je n’étais pas près d’elle à l’heure où elle aurait eu le plus besoin de moi !

On sentait qu’il avait du mal à tout lâcher.

— Je l’avais prévenue, je lui avais dit de ne pas travailler au milieu de tous ces foutus prisonniers… je les aurais pendus si on m’avait laissé faire !

Il s’approcha de la cloison, là où Bolitho accrochait ses sabres, dans le temps. Le sabre de Herrick s’y balançait mollement en suivant les oscillations du bâtiment qui tentait vaille que vaille de garder son poste sur le Prince Noir. Mais il effleura doucement la magnifique lunette finement travaillée, avec ses ornements en argent, celle que Dulcie lui avait achetée chez le meilleur fabricant de Londres, dans le Strand. Bolitho en vint à se demander s’il était conscient de cet acte. Ce geste, il le faisait sans doute plus par besoin de se réconforter que pour revivre ses vieux souvenirs.

— Je n’ai pas pu arriver chez vous à temps, fit Bolitho, sans quoi j’aurais…

Herrick vida son verre jusqu’à la dernière goutte.

— Lady Bolitho m’a parlé de ces Espagnols de malheur qui travaillaient autour de chez moi. Elle aurait dû les envoyer aux pelotes ! – il se tourna vers Bolitho et lui demanda brusquement : Quelqu’un s’est-il occupé de tout ?

— Oui, votre sœur était là. Et beaucoup d’autres amis de Dulcie également.

— Dire que je n’ai même pas été là pour son enterrement, reprit Herrick dans un filet de voix. Seule…

On n’entendit plus que ce dernier mot mourir en écho, puis il compléta :

— Votre dame a essayé de faire tout son possible…

— Dulcie n’était pas seule, reprit doucement Bolitho. Catherine est restée près d’elle, elle s’est occupée de tout ce dont elle avait besoin jusqu’à ce que ses souffrances prennent fin, Dieu soit loué. Cela lui a demandé du courage, elle a couru de grands risques.

Herrick revint à la table et empoigna la bouteille de cognac qu’il brandit maladroitement en direction de la mer.

— Elle est la seule à être restée ? Avec ma Dulcie !

— Oui. Elle n’a même pas voulu laisser votre gouvernante l’approcher.

Herrick se frotta les yeux, comme s’ils piquaient.

— J’imagine que vous voyez là l’occasion pour moi de réviser mon jugement.

Bolitho essaya de rester calme.

— Je ne suis pas venu pour tirer avantage de votre douleur. Je me souviens aussi de ce jour, lorsque vous êtes venu ni annoncer d’horribles nouvelles. Je souffre pour vous, Thomas, car je sais ce que c’est que de perdre celle que l’on aime, et je sais aussi ce que l’on ressent lorsqu’on l’apprend.

Herrick se laissa tomber lourdement sur un siège et refit le plein de son verre, le visage plissé, soucieux, comme si réfléchir lui était un effort. Puis il reprit d’une voix sourde :

— Ainsi donc, vous avez une femme, et moi, j’ai tout perdu. Dulcie m’avait rendue fort, elle avait fait quelqu’un de moi. Et le chemin a été long, hein ? le fils d’un pauvre secrétaire qui a fini par devenir amiral – voyant que Bolitho ne répondait pas, il se leva, se pencha sur la table en hurlant : Mais vous ne comprenez donc pas ? Je l’ai senti quand le jeune Adam est arrivé à bord… Lui aussi, tiens, il est bien pareil, comme ils disent dans les feuilles de chou. Le charme des Bolitho, hein, c’est bien ça ?

— Je vais vous laisser, Thomas.

Le désespoir de cet homme était si ravageur que le spectacle en était insupportable. Plus tard, Herrick regretterait de s’être ainsi laissé aller. Il crachait des choses amères, si arrières que l’on se demandait s’il ne les ruminait pas depuis des années. L’homme chaleureux qu’il était, était devenu un être aigri, la jalousie prenait le pas sur les liens solides d’une vieille amitié.

— Profitez de votre séjour en Angleterre pour revivre les bons moments que vous avez connus ensemble. Et, lorsque nous nous reverrons…

Herrick bondit sur ses pieds et manqua tomber. Pendant un éclair, son regard parut s’éclairer, il cria :

— Et votre blessure, cela va-t-il mieux ?

Au milieu de sa détresse, il avait fini par se souvenir de cette fois où Bolitho avait manqué tomber en montant à son bord. Puis il reprit :

— Le mari de Lady Catherine est mort, à ce qu’on m’a dit ? Dans sa bouche, cela sonnait comme un défi, une accusation : C’est assez pratique…

— Pas tant que cela, Thomas. Un jour, vous comprendrez.

Bolitho prit son manteau et sa coiffure, la porte s’entrouvrit et le capitaine de vaisseau Gossage passa la tête.

— Je venais prévenir l’amiral que le vent se lève, sir Richard.

Il jeta un coup d’œil gêné à Herrick qui était effondré sur sa chaise et qui essayait, sans succès, de regarder droit. Gossage reprit doucement, avec ce qu’il crut être une certaine délicatesse :

— Je vais rappeler la garde, sir Richard, et vous rendre les honneurs sur le bord.

Mais Bolitho qui gardait les yeux rivés sur son ami, l’air grave, finit par lui répondre.

— Non, rappelez seulement mon canot.

Il s’approcha de la portière, hésita, puis, un ton plus bas pour ne pas être entendu du factionnaire :

— Prenez bien soin de votre amiral. C’est un homme d’un grand courage, mais un homme blessé… Une blessure aussi grave sans doute que celles que peut causer l’ennemi. Il lui fit un bref signe de tête : Je vous souhaite le bonjour, commandant.

Jenour l’attendait sur le pont. Il vit un planton courir pour porter les ordres de Gossage à son canot.

Jenour l’avait rarement vu aussi sombre, aussi abattu. Il le connaissait pourtant suffisamment pour ne pas lui demander ce qu’il venait de se passer ni pour lui faire remarquer que le contre-amiral Herrick ne se trouvait pas là pour lui présenter ses devoirs au moment de son départ. Au lieu de cela, il dit d’une voix enjouée :

— J’ai entendu le pilote dire que les côtes hollandaises se trouvaient par là, mais on les perd de vue au milieu de tous ces grains.

Il se tut en voyant Bolitho lever les yeux sur lui pour la première fois. L’amiral effleura son œil du bout des doigts, son œil qui le piquait, cuisant souvenir. Puis il demanda :

— Stephen, le canot est-il le long du bord ?

Comme Jenour partait voir, il l’entendit murmurer : Seigneur, j’aimerais tant que ce fussent les Cornouailles !

Il n’entendit pas le reste : Bolitho descendait déjà dans le canot qui l’attendait, comme si la mer le réclamait.

 

Le lieutenant de vaisseau Stephen Jenour mit sa coiffure sous le bras avant de pénétrer dans la chambre de jour de Bolitho. Dehors, sur le pont à ciel ouvert, il faisait encore très froid, mais le vent qui avait légèrement tourné avait aplati la mer sèche et courte. On distinguait vaguement le soleil, pâle lumière mouillée qui réchauffait un peu les postes encombrés, tout comme la grand-chambre elle-même.

Bolitho était penché sur une carte, les mains largement posées sur le papier comme pour embrasser les limites de la zone occupée par son escadre. Il a l’air fatigué, songea Jenour, mais plus calme cependant que lorsqu’il avait quitté son ami à bord du Benbow. S’il devait se contenter d’imaginer ce qu’il s’était passé entre eux, il savait pourtant que cette scène avait profondément affecté Bolitho.

Derrière les hautes fenêtres de poupe, il apercevait deux des soixante-quatorze de l’escadre, Le Glorieux et le vieux Sunderland. Ce dernier était si ancien que nombreux étaient ceux qui, à bord du Prince Noir, le croyaient coulé ou transformé en ponton. Il n’était guère de campagne à laquelle il n’eût pas participé. Jenour pensait qu’il avait à peu près le même âge que l’Hypérion.

Après le départ du Benbow, rentré en Angleterre, il restait cinq bâtiments de ligne, parés à lire les signaux du Prince Noir. Les deux autres, Le Tenace et la Walkyrie, subissaient des réparations là-bas. Jenour avait certes jugé étrange que Herrick les eût renvoyés sans attendre de connaître les vues de Bolitho à ce sujet, mais il avait gardé ses réflexions pour lui. Depuis le temps, il avait appris à juger de l’humeur et des sentiments de l’amiral, du moins dans la plupart des cas. Et il savait que Bolitho était à moitié ailleurs, une partie du temps à bord et le reste, en Angleterre avec Catherine par la pensée.

Il vit Bolitho lever les yeux de sa carte et le regarder, l’air impatient. Jenour se mit à rougir, chose qui lui arrivait bien trop souvent – et qui le gênait énormément :

— Les commandants sont réunis à bord, sir Richard. Il ne manque que celui de La Fringante, il est en croisière.

Bolitho acquiesça. Deux semaines depuis qu’il avait quitté Herrick, deux semaines de trop pendant lesquelles il avait eu le temps de ruminer leur échange. Maintenant, pour la première fois et parce que le temps s’était amélioré, il avait conduit le gros de son escadre jusqu’ici. La lumière glauque donnait à la mer des couleurs d’argent martelé. C’était également la première fois qu’il réussissait à réunir ses commandants.

— Des nouvelles du brick courrier ?

Jenour s’empourpra davantage. Comment diable Bolitho savait-il que la vigie du Glorieux l’avait annoncé à la vue ? Il n’avait pas bougé de ses appartements depuis sa première promenade à l’aube. Pas sur le balcon arrière qui lui était réservé, ni sur la dunette, à la vue de tous. Bolitho sourit en voyant sa confusion.

— J’ai entendu le signal que l’on répétait sur le pont, Stephen. Un balcon a son utilité, voyez-vous, le son y porte fort bien – puis il ajouta, l’air las : J’entends même ce que racontent les hommes, y compris lorsque cela devient indiscret !

Il essaya de chasser un espoir, que ce petit brick, baptisé le Mistral, lui apportât une lettre de Catherine. Il était trop tôt et, de toute manière, elle devait être fort occupée. Toutes les excuses lui étaient bonnes pour essayer de tuer cet espoir. Il finit par ordonner :

— Faites signaler à son commandant de venir à bord dès qu’il pourra.

Il songeait à ses commandants qui l’attendaient. Aucun d’entre eux n’était de ses amis, mais ils étaient tous expérimentés. Cela ferait l’affaire. Après Thomas Herrick… il chassa cette pensée qui réveillait chez lui cette même douleur, cette impression d’avoir été trahi. Il avait connu, plus jeune, lorsqu’il était commandant lui-même, cette anxiété à l’idée de faire connaissance avec un nouvel équipage. Désormais, l’expérience lui avait appris que les autres avaient en réalité bien plus peur que lui.

Depuis une bonne heure ou presque, les coups de sifflets n’avaient pas arrêté à la coupée, au fur et à mesure que les commandants arrivaient. Ils devaient tous penser davantage aux rumeurs de scandale qui flottaient ici qu’à ce qui les attendait pour la suite.

— Demandez au capitaine de vaisseau Keen de les faire venir, je vous prie – il n’avait même pas remarqué que le ton de sa voix avait soudainement changé : Il a été fort surpris de découvrir son vieux Nicator dans l’escadre… il l’a commandé dans le temps, cela doit bien faire six ou sept : ans. Nous étions ensemble devant Copenhague. Ses yeux gris se perdirent dans le vague : J’ai perdu bien des amis, ce jour-là.

Jenour écoutait. Il vit enfin cette bouffée de désespoir s’effacer comme un nuage au-dessus de la mer. Bolitho retrouva son sourire :

— Il m’a raconté que le Nicator était tellement à bout de bord que, très souvent, il s’était dit que seule une feuille de cuivre le séparait de l’éternité. Dieu sait dans quel état cette vieille baille peut bien être maintenant !

Jenour s’immobilisa près de la porte, ne voulant pas risquer d’interrompre le cours de ces confidences.

— Manquons-nous à ce point de vaisseaux, sir Richard ?

Bolitho s’approcha du balcon pour contempler l’eau agitée et les mouettes qui changeaient de couleur en plongeant puis en se laissant dériver au soleil.

— Je le crains, Stephen. C’est pour cela que ces bâtiments danois ont une telle importance. Cela ne nous mènera peut-être à rien, mais je ne le pense pas. Ce n’est pas moi qui ai inventé la mort de Poland, ni le fait que le Truculent ait échappé de peu à la destruction. Ils savaient que nous étions là.

Il se souvenait encore des sarcasmes de sir Charles Inskip, lorsqu’il faisait état de ses soupçons quant aux intentions des Français. Mais cela se passait avant ce combat terrible. Ensuite, il avait rabattu son caquet.

Pourtant, ces souvenirs qui remontaient commençaient à l’importuner.

— Dites à Ozzard d’apporter du vin pour nos hôtes.

Jenour referma la porte. Ozzard et un autre garçon étaient déjà occupés à préparer des verres et à mettre en place les violons, au cas où le mauvais temps se serait levé.

Bolitho s’approcha de la cave à vins et en caressa distraitement le capitonnage intérieur. Herrick devait être arrivé chez lui. Il devait se souvenir de ce qu’avait été cette maison, espérer y retrouver sa Dulcie, éprouver une fois encore la folle adoration qu’elle lui montrait. Herrick qui lui en voulait sans doute aussi d’être venu relever le Benbow, comme s’il avait voulu avoir cette escadre pour lui seul. Dieu sait s’il se trompait lourdement – mais on trouve toujours un motif de rancœur si l’on se creuse la tête assez longtemps.

La porte s’ouvrit et Keen poussa les visiteurs dans la chambre pour qu’ils puissent se présenter lorsque Bolitho arriverait à son tour.

Ces hommes lui faisaient des impressions diverses, mélange de compétence, d’expérience et de curiosité. Ils étaient tous capitaines de vaisseau confirmés à l’exception du dernier arrivé. Ozzard s’activait au milieu d’eux avec son plateau, mais ils gardaient les yeux rivés sur le commandant de l’une des frégates, L’Anémone, qui causait avec l’amiral. On eût cru son frère cadet plus que son neveu.

Bolitho commença par lui serrer la main, mais, ne pouvant plus se retenir, finit par lui passer le bras sur les épaules et par le serrer contre lui.

Ils avaient la même chevelure sombre, Adam n’avait rien perdu de sa fougue de jeune poulain, celle avec laquelle il avait embarqué à bord de l’Hypérion, jeune aspirant efflanqué de quatorze ans. On le retrouvait tel qu’il était alors. Bolitho s’écarta de lui et l’examina en détail. Adam était devenu un homme, il commandait une frégate, réalisant ainsi son rêve le plus cher. Il avait vingt-six ans, peut-être un autre clin d’œil du destin ? Car c’est au même âge que Bolitho avait lui-même obtenu le commandement de sa première frégate. Adam lui dit doucement :

— Cela fait plaisir de vous revoir, mon oncle. Nous n’avons pas réussi à passer une malheureuse heure ensemble depuis le retour du Trucident.

Ce qu’il disait réveillait le souvenir de ces heures terribles. Si L’Anémone n’était pas arrivée alors que nul ne l’attendait, les trois français auraient sûrement massacré le bâtiment de Poland à coups de canon.

Et je serais mort à cette heure, songea tristement Bolitho. Il savait qu’il ne se laisserait plus jamais faire prisonnier.

Keen avait prié les autres de s’asseoir et ils assistaient au spectacle de ces retrouvailles, comparant ce qu’ils voyaient avec ce qu’ils savaient ou avaient entendu dire de leur amiral. Mais nulle trace de jalousie sur les visages, Adam était bien trop jeune pour menacer la position qu’ils occupaient au sein de l’escadre. Bolitho commença :

— Notre réunion va durer plus longtemps cette fois-ci. Je suis fier de vous avoir sous ma marque.

Mais l’aspirant rieur aux joues rebondies n’était pas loin. Adam lui demanda :

— Si j’en crois ce que j’ai lu et entendu dire, il n’est jamais très prudent de s’éloigner de vous, mon oncle !

Bolitho essaya de reprendre un air impassible avant de se tourner vers Keen et les autres commandants. Il avait tant de choses à dire à Adam, il en avait viscéralement besoin. Il ne voulait pas que subsistât le moindre doute, le moindre secret entre eux.

Adam avait fière allure dans son uniforme, mais faisait davantage penser à un jeune acteur dans le rôle du héros de théâtre qu’à l’homme qui tenait dans ses mains le sort d’une frégate de trente-huit canons et de cent quatre-vingts hommes. Il repensa à la détresse de Herrick, à ses commentaires cinglants sur le charme des Bolitho. Et s’il avait raison ? On imaginait sans peine le portrait d’Adam au milieu de tous les autres, à Falmouth.

— J’ai souhaité vous voir aussi rapidement que possible, car j’ai appris par le passé que les circonstances peuvent nous empêcher de consacrer le temps nécessaire à ces importantes matières – plusieurs des commandants se mirent à sourire. Je suis désolé que deux de nos bâtiments nous fassent défaut.

Il hésita, comprenant soudain la portée de ce qu’il venait de dire. C’était comme si Herrick avait été là, prenant pour lui ce reproche voilé, sentant qu’il lui reprochait d’avoir renvoyé ces deux vaisseaux au port sans attendre son arrivée.

— L’heure n’est pas venue de relâcher nos efforts, loin de là. Beaucoup ont voulu voir dans la victoire de Trafalgar la fin de tous les dangers qui nous menacent, une bonne fois pour toutes. J’en ai été témoin moi-même, je l’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles dans les rues de Londres. Je puis cependant vous assurer, messieurs, que seul un commandant insensé ou mal informé croirait que nous pouvons faire une pause. Nous avons besoin de tous les bâtiments disponibles et des hommes qui devront se battre à leur bord lorsque l’heure sera venue. Les Français vont exploiter leurs succès sur terre et ils ont montré que rares sont les armées capables de leur résister. Et puis, qui sait à quels amiraux ils confieront leur marine, une fois qu’ils auront reconstitué leurs forces ? La marine française a été affaiblie par ces mêmes forces qui ont porté Napoléon au pouvoir. Pendant les heures sanglantes de la Terreur, les officiers fidèles au roi ont été décapités avec la même sauvagerie que ceux que ces gens-là appellent des aristocrates ! Mais de nouvelles figures vont se dresser et lorsque cela arrivera, nous devrons être prêts.

Il se sentait épuisé après cette tirade et vit qu’Adam le regardait, l’air inquiet. Il demanda :

— Avez-vous des questions ?

Le commandant John Crowfoot, du Glorieux, homme de haute taille un peu voûté et qui ressemblait à un curé de campagne, prit la parole :

— Pensez-vous que les Danois vont remettre leur flotte à l’ennemi, sir Richard ?

Bolitho se mit à sourire. Il s’exprimait même comme un curé.

— Non, je ne le crois pas. Mais, s’ils sont soumis à de fortes pressions, ils pourraient y être contraints. Aucun Danois n’a envie de voir l’armée française occuper sa patrie. Les armées de Napoléon ont coutume de s’installer une fois qu’elles sont entrées quelque part, sous n’importe quel prétexte.

Bolitho surprit Keen qui se penchait vers son voisin pour lui glisser deux mots. C’était le capitaine de vaisseau George Huxley, commandant le Nicator, que Keen avait commandé avant lui. Il était sans doute curieux de connaître celui qui avait la charge de conserver en état ce vieux soixante-quatorze délabré.

Huxley était un homme trapu et au regard direct, qui vous donnait une impression immédiate de solidité et de confiance en soi. Un dur à cuire, se dit Bolitho. Huxley insista :

— Nous manquons de frégates, sir Richard. Sans elles, nous sommes aveugles et ne savons rien de ce qu’il se passe. Une escadre, non, une flotte plutôt, pourrait passer près de nous pendant la nuit en gagnant le large ou en longeant les côtes hollandaises que nous n’en saurions rien du tout.

Bolitho vit un commandant se retourner, comme s’il comptait voir la côte en question. Alors qu’elle se trouvait à une trentaine de milles par le travers.

— Je partage votre sentiment, commandant. Je n’en possède que deux, celle de mon neveu et La Fringante, dont je n’ai pas pu encore rencontrer le commandant.

Il pensait à ce que lui en avait dit Keen : ce Fordyce a la réputation de s’en tenir rigoureusement à la lettre. Il est fils d’amiral, comme vous le savez, mais ses méthodes ne sont pas les miennes.

Pourtant, il était rare que Keen s’exprimât sur un autre commandant. Leurs Seigneuries avaient sans doute jugé que La Fringante avait sérieusement besoin d’être reprise en main, après l’épisode Varian.

On lui posa d’autres questions à propos de réparations et de ravitaillement, de zones de croisière et de tout ce qui faisait défaut. Quelques questions étaient relatives aux signaux que Bolitho se proposait d’employer et à ses instructions pour le combat, mais ceux qui les posaient s’interrogeaient davantage sur leur brièveté que sur les principes généraux.

Bolitho resta un moment à les regarder, tout pensif. Ils ne savent rien de moi. Encore que… Il répondit enfin :

— En règle générale, nous perdons trop de temps à échanger des signaux inutiles au beau milieu de la bataille. Et le temps, vous le savez d’expérience, est un luxe que l’on ne possède pas toujours.

Il les laissa se pénétrer de ce qu’il venait de dire avant de poursuivre :

— J’ai eu des échanges de correspondance avec Lord Nelson, mais, comme la plupart d’entre vous, je n’ai jamais eu le bonheur de le rencontrer – il jeta un coup d’œil à Adam : Mon neveu est une exception, il l’a vu à plusieurs reprises et c’est un privilège que nous ne connaîtrons jamais. Il a certes disparu à jamais, mais nous devons profiter de son exemple et le suivre.

L’assistance était devenue particulièrement attentive et il vit Adam qui, pensif, se tenait le menton dans le creux de la main.

— Nelson a dit un jour que, à son avis, un commandant ne devrait jamais être blâmé pour s’être retrouvé bord à bord avec l’ennemi.

Crowfoot approuva vigoureusement. Bolitho aperçut Jenour qui se tenait près de la porte et qui s’inquiétait visiblement de ce qu’il risquait d’oublier. Il conclut :

— En guise de réponse à certaines de vos questions, je dirai simplement que, à mon avis, il est difficile de dire mieux que Notre Nel.

Il fallut deux bonnes heures pour que tous quittent le bord, revigorés par le vin qu’on leur avait offert. Les commandants allaient pouvoir réfléchir à la manière de présenter les choses à leur état-major et à leur équipage. Comme le fit remarquer Ozzard, à sa façon, qui était sans nuance :

— Je peux vous dire qu’ils ont sérieusement entamé les fromages que Lady Catherine avait fait porter à bord !

Bolitho trouva quelques minutes pour parler au plus jeune de ses commandants, Philip Merrye, du Mistral. Allday ne manqua naturellement pas de dire ce qu’il en pensait :

— Encore un de ces jeunots de capitaines de douze ans !

Puis, sous une belle brise de noroît, plus tranquille que ce qu’ils avaient connu jusqu’ici, les cinq vaisseaux de ligne retrouvèrent leur poste derrière l’amiral avant de prendre un ris pour la nuit. Chaque commandant, chaque officier, savait désormais précisément quelle sorte d’homme était celui dont la marque flottait au mât de misaine du Prince Noir, chacun savait qu’il valait mieux ne pas perdre le contact avec lui alors que l’obscurité allait tomber.

Keen avait pensé convier Bolitho à partager son souper, mais, après que le commandant du brick lui eut remis une lettre destinée à l’amiral, il s’était ravisé.

C’était l’heure des affaires privées, un moment que nul ne devait partager à bord, sinon son bâtiment et Catherine. Cet homme-là, aucun de ses commandants ne l’aurait reconnu alors, penché sur sa table pour ouvrir délicatement sa lettre. Il savait qu’il allait la lire et la relire, il se surprit à tâter le médaillon attaché sous sa chemise en approchant les feuillets d’une lanterne fixée à un barrot.

« Richard chéri, mon bien-aimé, cela fait si peu de temps que nous sommes séparés et cela me semble pourtant une éternité… »

Bolitho regarda autour de lui, prononça son nom à voix haute : Bientôt, mon amour, bientôt… Et, par-dessus les murmures de la mer, il eut l’impression de l’entendre rire.

 

Un seul vainqueur
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